Pour cette nouvelle interview, nous avons souhaité mettre un coup de projecteur sur l’artiste et performeuse Kubra Khademi, qui s’est impliquée auprès de Jolokia en faisant don de l’une de ses œuvres au profit de la vente aux enchères solidaire organisée par l’association en novembre dernier. Kubra Khademi est une artiste plasticienne et performeuse afghane réfugiée en France et basée à Paris. Au travers de ses créations et performances, dans l’espace public notamment, elle dénonce une société patriarcale extrême et s’interroge sur sa vie en tant que femme et réfugiée.

Entretien réalisé en début 2021 par Léa Landuré-Provost et Emmanuelle Dupuis

Said Hammouche

Jolokia : En 2015 tu as été contrainte de fuir ton pays, l’Afghanistan, suite à une performance artistique dans la rue, L’Armure. Tu as traversé le centre-ville de Kaboul en portant une armure de fer qui, à la fois, protège et met en avant ton corps de femme. Comme le montre une vidéo devenue virale, cette performance a provoqué de vives réactions de la part des hommes que tu as croisés. Au travers de ta pratique aujourd’hui, tu partages et questionnes ta vie en tant que femme et réfugiée.

Tu racontes qu’enfant, tu dessinais des femmes nues après être allée au hammam. Aujourd’hui encore, la nudité a une place majeure dans ton travail et tu représentes essentiellement des femmes. Pourquoi ce choix ?

Kubra Khademi : Ce n’était pas une décision de dessiner les femmes nues. Après avoir fait autant de dessins qui représentent des femmes (il s’agit parfois de moi, de ma mère…), je me suis retrouvée au milieu de tous ces corps. Si j’habille une femme, je dois me demander comment l’habiller. Il est beaucoup plus intéressant pour moi de souligner sa féminité. Il s’agit de montrer la féminité à travers le corps : c’est la représentation du corps plutôt que celle de la nudité.

Tu t’es battue contre le patriarcat et les violences sexuelles en Afghanistan. Ton travail parle aussi d’identité et lors d’une conférence TedX à Lorient en 2018, tu disais : “Nous les femmes afghanes, nous ne sommes pas visibles, nous n’avons pas d’identité. […] Nous devons trouver notre identité et ne plus avoir honte.” Quelle est ta perception de la situation en Occident ? Comment te sens-tu en France en tant que femme & artiste ? La femme est-elle visible ou invisible dans la société ? Te sens-tu visible ?

Ce sont des sociétés différentes dans plusieurs sens et pour beaucoup de raisons. Je suis nouvelle ici, je ne suis pas dans mon pays, ce n’est pas ma culture. Je suis en train de l’adopter. Je suis visible, mais je ne souhaite pas parler pour les autres. J’étais artiste en Afghanistan et je le suis ici aussi. En Afghanistan, j’avais mon studio. J’étais tout le temps en train d’écrire, de faire des recherches, de monter des projets. Je suis la même personne, la même femme ici, mais j’ai beaucoup de liberté de création que je n’ai pas eu là-bas. Je suis invitée aux festivals, aux expositions, je suis payée, ce n’était pas le cas en Afghanistan. Utiliser l’espace public pour mes performances en Europe est aussi intéressant pour moi en tant qu’artiste femme. Ma sensibilité reste la même, je reste à l’écoute de moi-même et de mes sentiments. J’ai le temps de regarder autrement.

Tu as dû faire beaucoup de sacrifices (famille, amis, pays…) pour être libre et avoir la liberté d’exprimer ton art. Quelle est ta perception de la liberté ?

Comment répondre simplement ? C’est une question philosophique. Je crois avoir essayé d’obtenir la liberté sans savoir ce que je cherchais. Lorsque j’étais jeune, je ne connaissais pas ce terme. Je me battais pour ce que je voulais et pour moi-même. C’était d’abord pour vivre puis c’est venu dans la création. La question du mariage, par exemple, est fondamentale pour une jeune fille. Je ne voulais pas faire ce que la société attendait de moi. Je passais simplement les obstacles les uns après les autres pour devenir qui je suis. J’ai compris plus tard que je cherchais la liberté et qu’il y a un grand prix à payer pour cela. Ce n’était pas évident d’affirmer vouloir faire autre chose. Pour moi, la seule option était évidente. Rien n’était facile, mais c’était nécessaire. Je n’ai pas eu peur. L’exil est un choix pour sauver la vie de quelqu’un.Je suis la même personne et je travaille tous les jours en tant qu’artiste. La création était agréable et m’a sauvée ! Ici je suis payée pour mon travail. Il y a un respect pour l’art. Je suis encore en train d‘apprendre mais je ressens la valeur de l’art et de l’artiste.

Tu dis que “parler n’est pas suffisant, il faut utiliser la puissance de l’image”. Tu exposes les violences que tu as vécues sous diverses formes. Tu danses “pour la liberté” attachée à une laisse, tu te gifles jusqu’à ne plus ressentir la douleur… Pourrais-tu citer les performances qui t’ont le plus marquées ? Quelles ont été les réactions du public ?

Je ne peux pas avoir de jugement sur mon travail. Chaque performance était une nécessité. Chaque expérience est spéciale et différente. Il y a toujours une étape de happening>, une part d’imprévu que je ne décide pas. Lors de l’une de mes performances à Kaboul, j’exposais mon corps dans une galerie et me donnais des gifles les unes après les autres pendant près de 45 minutes. Je n’ai pas senti la douleur. Plusieurs jours après, j’ai perdu une couche de peau de mon visage. J’ai regardé la peau morte dans mes mains et me suis demandée si c’était l’expression de la douleur. C’était comme un grand cadeau!

En 2013, au Pakistan à Lahore, pour ma première performance dans l’espace public, j’ai installé une chambre au milieu d’une autoroute. J’ai pris des objets de ma propre chambre. Je suis en train de boire du thé, lire un livre, faire des actions très banales de la vie quotidienne dans un espace qui fait que rien n’est banal. Les voitures passent. Ce sont deux dynamiques extrêmement différentes ! J’ai eu la chance de ne pas être percutée par une voiture. Moins d’une heure après, j’ai été arrêtée par la police car j’ai fait un grand embouteillage. L’agent a demandé un taxi et je suis partie. La performance était réussie. Deux ou trois mois plus tard, j’allais chercher du matériel en ville. En prenant un taxi, le chauffeur a regardé dans le rétroviseur et m’a dit : “c’est toi ?” J’ai d’abord eu un peu peur, mais il m’a reconnue suite à la performance de la chambre sur l’autoroute. Il était passé et avait trouvé l’image très belle, mais il a eu peur pour moi. Les gens ne pouvaient pas s’arrêter pour regarder. Il aurait voulu passer plus lentement pour voir. Il était à la fois curieux et triste. Le retour du public est à chaque fois différent.

Tout le monde parle de la violence de la performance “L’Armure” à Kaboul. Mais de belles choses se sont aussi passées. Une amie venue dans le public a dit que dès que j’ai commencé à marcher, un petit garçon a réagi tout de suite et crié : « regardez cette fille !” Il ne voulait pas me toucher, mais il a eu la nécessité de s’exprimer tout de suite. Les enfants sont très honnêtes et spontanés. Ces petites choses sont très belles. En tant que créatrice je n’entends pas tout ce qu’il se passe. Je reçois les réactions comme un cadeau. Même si certaines performances se répètent, chacune se passe différemment. Je suis vue par le public, comme un point focus. Je vois les choses d’une autre perspective et les ressens. Je construis une relation de moi-même à l’espace.

En 2013, j’ai mis une valise dans une galerie à Lahore. L’objet était placé comme une sculpture. Au début de la performance, j’étais dans le public. Puis je me suis approchée, j‘ai ouvert la valise et me suis enfermée à l’intérieur sans savoir quand j’allais en sortir. Je suis restée 3h dans la valise, sans avoir la notion du temps. Quelqu’un l’a finalement ouverte et quand je suis sortie, j’ai compris que l’heure de l’exposition était terminée. Une femme était là depuis le début de la performance. Nous avons discuté. Elle était curieuse, troublée. Elle est restée regarder. Elle m’a parlé de ses émotions et des réactions des gens. Certains se sont ennuyés. Elle racontait que ce n’était pas facile pour le public. La valise était devenue très lourde. On regardait un objet en sachant qu’il y a un être vivant, un corps à l’intérieur. Beaucoup sont restés longtemps jusqu’à ce que l’exposition soit finie. Elle se disait que j’allais peut-être sortir lorsque je n’entendrai plus personne. Je n’ai pas eu l’image de l’extérieur, mais j’ai eu le récit d’une autre personne. C’était un échange très vivant.

L’artiste engagé·e doit-il/elle nécessairement choquer pour faire bouger les mentalités ?

Tout d’abord, choquer n’est pas mon intention. J’ai créé la pièce Eve is a Seller, où je suis vendeuse de fruits et légumes sexués sur un marché, lorsque j’étais dans ce même espace, sur ce grand marché. En m’y promenant, j’ai pensé que je voulais être une vendeuse. Dans ma langue “être vendeuse” a un sens de prostituée, de vendre son corps. Ce n’est pas cela, mais ce sens existe. J’ai pensé que ça pouvait être intéressant ou drôle si j’utilisais un autre niveau de référence. Tout le monde connaît le personnage d’Ève, dans toutes les religions. Sur le marché, devant mes fruits et légumes, je criais comme une vendeuse. “Je m’appelle Ève, je suis vendeuse, que voulez-vous ? Que désirez-vous ?” Cela crée une sorte d’espace qui invite à l’échange et permet au public de venir me questionner et interagir. Ève est connue pour faire le péché. Être Ève permet le péché et donc au public de dire tout ce qu’il veut. J’ai vu ce jour-là la nécessité de s’exprimer. Cela donne la possibilité au public de libérer la parole. Choquer n’est pas mon intention. Ce n’était pas violent, pas si vulgaire. Ma table était plutôt comme un tableau.

Quel est ton prochain projet que nous pourrons suivre et partager ?

La performance que je préparais récemment a été annulée à cause du Covid. Les enjeux d’immigration sont toujours dans mes pensées et dans mon univers de création. À  Saint-Denis, près d’Aubervilliers, il y avait un grand camp d’environ mille personnes migrantes et majoritairement des Afghans. Lorsque j’en ai entendu parler, j’y suis allée. On m’a dit que la police avait évacué le camp trois jours plus tôt mais je n’arrivais pas à savoir où ils étaient partis. Quelque temps plus tard, je les ai retrouvés près du stade de Saint-Denis. Près de 2000 personnes vivaient dans de petites tentes. C’était majoritairement des afghans. Parmi eux, certains ont été refusés en Suède et sont venus ici. Ils parlent suédois. J’ai vu des femmes africaines aussi. Cela me fait réfléchir.

Je me demande ce qu’ils ont. Il fait si froid… J’ai vu une communauté en train de vivre, j’ai senti cette vie ! Ils ont créé un espace de vie, ils cuisinent avec ce qu’ils trouvent, prennent des douches. Cela m’a beaucoup inspirée car ils ont aussi des choses, des objets qui vivent. Je trouve cela très beau. Il y a tout simplement une vie dans n’importe quelle situation. Je leur ai présenté mon projet et leur ai demandé de me donner un objet. Évidemment je l’achète ou le remplace par un autre en échange… Avec tous les objets que je ramasse, je vais tricoter une grande balle et la pousser vers le centre de Paris. L’idée est de faire une journée entière de voyage à travers la ville. 

C’est un voyage symbolique des objets, et non des gens, mais d’objets qui ont une histoire en relation avec ces personnes migrantes. Le camp a encore été évacué par la police. Je ne sais pas où ils sont maintenant. Les hommes sans papier ou refusés sont suspendus donc un autre camp va être créé quelque part. J’ai eu une proposition d’exposer dans un festival à Gand en Belgique. Ils sont très actifs là-bas politiquement pour le droit de l’immigration. Cette performance avait été programmée puis annulée deux semaines avant, à cause du Covid. Je le ferai à Paris et en Belgique.

Jolokia s’engage pour valoriser toutes les diversités, visibles et invisibles. Lors de la vente aux enchères solidaire organisée au profit de l’association en novembre dernier, tu as offert l’une de tes œuvres de la série Ordinary Women : pourquoi ? Qu’aimerais-tu voir changer dans nos sociétés ?

Il s’agit pour moi d’être active. Ce n’était pas la première fois que je faisais un don en France. Je remercie Emmanuelle Dupuis pour cette proposition. C’est normal de ne pas être indifférente à la société ou je vis. C’est juste simple, il n’y a pas de grand slogan.

Comment, selon toi, pourrions-nous construire une société plus inclusive ?

Ce que je me disais à moi-même avant : just do it, do your art, c’est tout !

Performance « L’Armure »
Kubra Khademi sur LinkedIn
Kubra Khademi sur Instagram
Kubra Khademi sur Twitter

Share This